Résultats de l'enquête IbexFarm

En linguistique, nous faisons une distinction entre grammaire et processeur.

 

La grammaire est un ensemble de règles dont un locuteur d'une langue a une connaissance inconsciente. Par exemple, une de ces règles en  français européen dit que le verbe doit s'accorder en personne et en  nombre avec le sujet et donc nous avons l'intuition que la phrase  "*Jean sommes content" est mauvaise.

 

Le terme "processeur" se réfère aux capacités cognitives générales  dont est doté chaque humain, et qui lui permettent de décoder et  produire les signaux linguistiques.

 

La comparaison la plus éclairante  est sans doute celle d'un ordinateur: on peut mettre des programmes  (par exemple Microsoft Word) qui contiennent tout un tas d'informations sur un disque dur (notre mémoire) mais cet ensemble d'informations n'est pas suffisant en soi, il faut une machine pour  les implémenter. C'est le rôle du processeur dans l'ordinateur et  d'autres composants. Pour revenir aux humains, chaque humain est donc  doté d'une grammaire et d'une machine qui fait l'interface avec le  module grammatical et traite le langage.

 

Traditionnellement, les linguistes s'intéressent seulement au module grammatical. Mais depuis une trentaine d'années, une nouvelle sous discipline a émergé (la psycholinguistique). Cette discipline s'intéresse au processeur et à la manière dont il interagit avec le module grammatical.

 

A propos de l'expérience (ou des expériences ?) à laquelle vous avez  pris part.

Dans une phrase comme (1),

 

(1) Jean a envoyé à beaucoup de gens des livres sur la vie de mon grand-père.

 

remarquez que le syntagme "de gens" est légitimé par le quantificateur "beaucoup". On le sait parce que si on enlève "beaucoup" comme en (2),  la phrase n'est plus grammaticale (ce qui est indiqué par le signe *).

 

(2) *Jean a envoyé à de gens des livres sur la vie de mon grand-père.

 

On peut donc supposer qu'il existe une règle grammaticale comme en (3).

 

(3) Chaque syntagme "de + syntagme nominal" doit être légitimé par son  propre quantificateur de degré (c'est à dire des mots comme "beaucoup,  peu, plus, moins, ....")

 

Maintenant considérez la phrase en (4).

 

(4) *Jean a envoyé à beaucoup de gens de livres sur la vie de mon grand-père.

 

Remarquez que l'objet "de livres" est un syntagme en "de" et que ce  "de" n'est pas légitimé par son propre quantificateur: il y a bien un  "beaucoup" mais ce "beaucoup" légitime le syntagme "de gens". Ceci  explique que la phrase (4) est jugée comme non grammaticale.

 

MAIS j'ai eu l'intuition que si on compare (1), (2) et (4) (répétées  ci-dessous)

 

(1) Jean a envoyé à beaucoup de gens des livres sur la vie de mon grand-père.

(2) *Jean a envoyé à de gens des livres sur la vie de mon grand-père.

(4) *Jean a envoyé à beaucoup de gens de livres sur la vie de mon grand-père.

 

alors que (4) et (2) sont toutes deux non grammaticales, (4) est  ressentie comme meilleure, plus acceptable que (2). J'ai voulu tester cette intuition, d'où l'expérience à laquelle vous avez pris part. Il  est ressorti de cette expérience que je ne suis pas le seul à avoir cette intuition: la majorité des participants l'ont eue !

 

L'idée est que (2) et (4) sont agrammaticales parce qu'elles violent  la règle de grammaire en (3), mais (4) est ressentie comme meilleure parce que le processeur lui voit un "beaucoup" dans la phrase.

 

J'espère que cette explication a été claire, j'ai essayé de l'être sans trop m'épancher.